Les cinq écharpes, épinglées côte à côte sur une table, représentaient le même bouquet de roses, tracé avec soin, mais non encore colorié. Au centre de chaque fleur, souriait un visage de femme. Sur le fond, se détachaient les silhouettes simplifiées de l’Arc de Triomphe, de la tour Eiffel et du Trocadéro. Et, dans l’encadrement, on lisait l’inscription suivante: “Souvenir de l’Exposition des Arts décoratifs, Paris, 1925.” Akim prit en main un tube en papier, plein d’une matière rouge très épaisse, pressa le cornet et souligna d’un trait net le bord festonné des pétales. Son voisin, Matvéeff, accomplissait un travail analogue pour les feuillages. Plus loin, des jeunes filles, vêtues de blouses grises, achevaient de barioler les pièces d’étoffe tendues sur des cadres, en appliquant, au pinceau, dans les limites du dessin, des touches de peinture à l’alcool, odorante et liquide. La peinture s’étalait entre les indications en relief du contour, traversait le tissu et tombait, goutte à goutte, dans des bassines disposées sous les tréteaux. Les employés, huit femmes et deux hommes, étaient tous d’origine russe. Le patron lui-même, Gorbatoff, était un ancien conseiller de cour, ce qui, dans la hiérarchie militaire, correspondait au grade de lieutenant-colonel. Il y avait six mois environ qu'Akim était entré, par relation, au service de Gorbatoff. Depuis, il décorait, du matin au soir, des écharpes de dames, des sacs à main et des mouchoirs. Cette besogne était moins fatigante et mieux rémunérée que celle de l’usine.[…] Akim pressa un autre tube en papier, d’où coula sur l’étoffe une substance rose et fraîche comme de la pâte dentifrice. A côté de lui, Matvéeff, voué à la couleur verte, penchait son visage court, aux moustaches de chat, sur une planche de végétaux incomplets. Une toux rauque secoua sa poitrine. La poudre d’or et d’argent, dont Gorbatoff abusait pour consteller les tissus, flottait dans l’air, impalpable, impondérable, pénétrait dans les gosiers, tapissait les bronches. Comme en écho, d’autres toux répondirent à la quinte de Matvéeff. Matvéeff grommela:
- Il nous fera tous crever, avec sa poudre d’or.
- En attendant, elle vous fait vivre, honorable collègue, glapit Gorbatoff, du fond de l’atelier.
Quelques demoiselles poussèrent des gloussements, pour attirer sur elles l’attention des messieurs. Elles étaient toutes des filles d’émigrés. Akim connaissait leurs parents. Il songea que, s’il avait eu une fille, il n’aurait pas aimé qu’elle travaillât dans l’atelier de Gorbatoff. “C'est bon pour de vieux requins comme moi. Ni les balles, ni la poudre. Increvable.”
[…]
Matvéeff cracha violemment dans son mouchoir et dit:
- Même les crachats sont dorés! Quel luxe!
Que pensez-vous, les médecins du travail?
(Henri Troyat. Étrangers sur la Terre. Paris: Les Editions de la Table Ronde, 1962, p. 809-811)
(Henri Troyat. Étrangers sur la Terre. Paris: Les Editions de la Table Ronde, 1962, p. 809-811)
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